2
Le palais principal d’Akhénaton était construit sur une éminence, au cœur de la cité du soleil. Pour accéder aux appartements privés du souverain, il fallait traverser des jardins disposés sur trois terrasses qui montaient vers la lumière. Construit en brique, l’immense édifice avait un caractère aérien, presque irréel. De nombreuses salles étaient décorées de peintures : oies sauvages s’ébattant dans un étang, jeune veau gambadant, poissons glissant entre des fleurs de lotus, papillons voletant. Autour des colonnes s’enroulaient plantes grimpantes et vrilles de vigne. Sur les plafonds, les murs et les sols se déployaient les merveilles de la nature régénérées chaque matin par le divin Aton.
De la terrasse supérieure du palais, on découvrait un vaste jardin s’étendant en direction du Nil, jusqu’au débarcadère privé de la famille royale. Sur les berges, des jardiniers entretenaient des parterres de fleurs.
Mahou avait remis la princesse Akhésa entre les mains d’un majordome qui, après s’être incliné devant elle, l’avait conduite dans les salles d’hiver pourvues d’un foyer rond creusé dans le sol. Y brûlaient des feux qui tiédissaient l’atmosphère. La fumée s’échappait par de petites fenêtres ouvertes dans le plafond.
Akhésa fut introduite dans une salle de bains où l’attendaient deux jeunes servantes nues. Elles ôtèrent la tunique souillée de la princesse puis l’aidèrent à s’allonger sur une longue rangée de pierres chaudes. Des rigoles y avaient été creusées pour permettre l’écoulement de l’eau que la princesse sentit avec volupté glisser sur son corps. Les servantes la lavèrent avec soin, effaçant les injures infligées à sa peau dorée par le sable et la poussière. Akhésa goûta le plaisir infini d’être belle et propre. Elle tressaillit d’aise sous l’aspersion d’essences parfumées.
Relevée avec délicatesse, la princesse se contempla dans le miroir que lui tendait l’une des servantes tandis que sa compagne apprêtait la coiffure d’Akhésa, torsadant les mèches brunes avant de les recouvrir d’une perruque aux longues nattes. La fille du roi fut habillée d’une robe de lin transparente laissant deviner les boutons roses de ses seins et la toison noire de son sexe. Une ligne de fard vert lui fut appliquée pour souligner la courbe parfaite de ses sourcils.
La porte s’ouvrit sur le majordome du palais.
— Sa Majesté vous attend, princesse.
Akhésa emboîta le pas au serviteur qui emprunta un long couloir baigné d’une lumière passant par d’innombrables ouvertures. Dans le palais du roi, comme partout dans la capitale, libre accès devait être réservé aux rayons du soleil divin. Le majordome s’arrêta devant l’entrée du cabinet particulier d’Akhénaton où nul, à l’exception des membres de la famille royale, n’avait le droit de pénétrer.
Akhésa se recueillit, inquiète. Depuis plus de deux mois, elle ne voyait son père que trop rarement. Qu’étaient devenus ces moments de bonheur où la princesse, en compagnie de ses sœurs, dégustait de copieux déjeuners servis par leurs parents eux-mêmes, au mépris de l’étiquette ? Elle allait et venait librement dans le palais, l’emplissant de cris joyeux, inventant mille jeux. Akhénaton et Néfertiti, nus, la prenaient sur leurs genoux et lui racontaient des histoires amusantes. Ses parents avaient, en compagnie de leurs filles, supprimé le protocole pour mener la plus simple et la plus paisible des existences familiales.
Et puis tout avait changé, sans qu’on lui donnât la moindre explication. Le pharaon était devenu lointain, inaccessible, même à ses proches. Néfertiti s’était murée dans le silence de son propre palais, loin de son époux. Le bonheur doux et tranquille s’était brutalement brisé. Chacun vivait à présent isolé. La richesse et le bien-être avaient perdu leur goût fruité.
Le majordome poussa la porte en cèdre du Liban. Akhésa entra dans le cabinet particulier de Pharaon, une pièce presque vide. Aucun décor sur les murs. Un bureau et une chaise d’ébène qu’Akhénaton avait disposés devant une large fenêtre d’où il contemplait les jardins inondés de soleil.
Le tout-puissant souverain du Double Pays était un homme grand, très maigre, au crâne allongé et au visage émacié. Des pommettes saillantes et des yeux profondément enfoncés dans leurs orbites soulignaient l’aspect maladif d’un être qui, une année plus tôt, affichait une superbe qui imposait à tous le respect.
Akhésa referma silencieusement la porte derrière elle. Son père ne semblait même pas s’être aperçu de sa présence. Sur le bureau, un rouleau de papyrus où, de sa fine écriture, le roi avait dessiné plusieurs colonnes de hiéroglyphes. Le début d’un hymne au dieu solaire, à l’Être divin qui hantait toutes ses pensées.
La princesse fit quelques pas, partagée entre la crainte d’interrompre la méditation de son père et le désir de le voir s’intéresser à elle. Elle s’immobilisa. Il tourna la tête, la découvrant enfin. Akhésa s’agenouilla et flaira le sol devant Pharaon, son maître, comme en avait l’obligation tout fidèle sujet de Sa Majesté.
Akhénaton releva sa fille.
— Non, pas toi. Tu es la chair de ma chair. En toi coule mon sang.
— Je t’offre le respect dû à un dieu, mon père, objecta Akhésa d’une voix tendre, gardant la tête baissée.
Akhénaton sourit.
— Tu connais bien la théologie, pour une petite fille…
— Je ne suis plus une petite fille, protesta-t-elle. Depuis deux jours, je suis une femme.
— Et c’est pour cela que tu t’es enfuie, me plongeant dans une affreuse angoisse ! Tu désirais prouver que tu n’avais plus besoin de personne… Viens auprès de moi.
Akhénaton s’assit à nouveau. Il paraissait épuisé. Akhésa s’accroupit à ses pieds. Il la fascinait. C’était à cause de la flamme brillant dans son regard qu’il avait réussi à imposer au pays une religion nouvelle, une capitale nouvelle, à museler les ambitions matérielles des prêtres thébains, à créer une autre civilisation. Si fatiguée que fût son enveloppe charnelle, elle servait encore de réceptacle à une formidable puissance créatrice qu’Akhésa n’avait jamais rencontrée chez aucun être. Il y avait aussi la voix du pharaon, sa douce gravité, presque chantante, résonnant comme une mélopée qui charmait l’âme et l’envoûtait. Personne ne résistait longtemps à la séduction d’Akhénaton.
Pourtant, il n’était ni beau ni habile orateur ; il lui arrivait souvent de chercher ses mots, d’avoir des attitudes presque empruntées, d’hésiter. Il manquait de présence, faisait pâle figure à côté de la plupart de ses féaux. Mais il émanait de sa personne un fluide magique et une telle capacité de conviction qu’il convertissait les plus réticents à la spiritualité solaire qu’il vivait avec une intensité communicative.
Akhénaton était un chef d’État. Il gouvernait avec ses armes propres, qui étaient celles de l’esprit, mais il gouvernait effectivement et d’une poigne dont la fermeté avait étonné certains courtisans. Akhésa était fière d’être sa fille. Elle rendait grâce à Aton de lui avoir donné ce père extraordinaire, le plus fabuleux des hommes que la terre d’Égypte ait jamais portés.
— Je ne me suis pas vraiment enfuie, père. Il fallait que je quitte les appartements des enfants royaux.
— Parce que tu es devenue femme…
Il la devinait. Il la comprenait à demi-mot. Il lisait dans son âme.
— Mes yeux se sont ouverts. Je ne suis que la troisième de tes filles, mais je continuerai ton œuvre, à ma manière. Mes sœurs aînées, j’en suis certaine, n’ont pas perçu ton message. Elles ne savent pas que nous sommes à l’orée d’un monde nouveau. Un monde qu’il nous faudra construire sans regarder le passé.
Pharaon ne cacha pas son étonnement.
— Voilà bien de graves propos dans la bouche d’une jeune femme de quatorze ans.
— N’est-ce point l’âge où tu as toi-même commencé à bousculer ton entourage et à vouloir imposer ta volonté ?
— Serais-tu devenue impertinente ?
Un sourire d’Akhésa, levant avec une fausse crainte les yeux vers son père, anéantit la réprimande naissante.
— Pourquoi es-tu si solitaire, père ? J’ai tant besoin de ta présence !
— Ma tâche est écrasante, Akhésa. Voilà plus de douze années de règne pendant lesquelles j’ai œuvré pour le bonheur de mon peuple. Aujourd’hui, Aton illumine l’Égypte. Il répand partout sa lumière. Mais les forces des ténèbres ne sont pas anéanties. À Thèbes, on complote contre moi. Les prêtres d’Amon ne s’avouent pas vaincus. Ils rêvent de leur splendeur passée.
— Thèbes… Tu ne m’as jamais emmenée là-bas. Certains disent que c’est la plus belle ville du monde.
— Thèbes est vouée au commerce, à la richesse, à la matérialité. La lumière de l’esprit est ici, dans notre cité du soleil. C’est de lui dont dépend l’existence de chacun des habitants de ce pays, qu’il soit pierre, fleur ou être humain. Thèbes vit dans le luxe et l’opulence. Elle est le ventre de l’Égypte. Ici vibre sa conscience. Jamais plus nous ne retournerons à Thèbes.
— Mon père, je voudrais te demander une faveur.
Akhénaton fronça les sourcils.
— Inquiétante supplique, ma fille. Serai-je capable de te satisfaire ?
— Toute parole émise par Pharaon devient réalité, puisque le Verbe est dans sa bouche.
Le regard de Pharaon devint admiratif.
— Tu as décidément beaucoup appris, petite princesse.
— J’ai surtout appris à ne point voleter de fleur en fleur comme un papillon. C’est la pire façon de perdre son idée et de prendre mille chemins sans en suivre un seul. J’aimerais tant formuler ma requête…
Akhésa était la plus têtue des filles d’Akhénaton. Non point capricieuse, car elle savait renoncer à des projets insensés, mais dotée d’une volonté farouche pour atteindre les buts qu’elle se fixait et dont rien ni personne ne parvenait à la détourner. Akhénaton avait en tête les mots et les images qu’il porterait sur son papyrus pour chanter la gloire d’Aton. Ce travail impérieux lui prendrait de nombreux jours. Mais Akhésa ne le laisserait pas en paix tant qu’il ne l’aurait pas écoutée. Au point qu’il se demandait si le véritable motif de sa fugue n’avait pas été d’obtenir cette entrevue.
Akhésa leva des yeux implorants vers son père.
— Autrefois, dit-elle, tu aimais te promener dans les rues de notre ville sur ton grand char doré. Les gens te regardaient passer. Tu embrassais maman, en plein midi, lorsque Aton vous enveloppait dans sa lumière.
Ému par le rappel de cette scène si vivante en lui, Akhénaton regarda en face son dieu, Aton. Ses rayons ne lui brûlaient pas les yeux. Ils le régénéraient, lui donnaient la force de continuer à vivre et à régner. Néfertiti… Il l’aimait comme au premier jour, même si les contraintes de sa charge l’obligeaient à présent à œuvrer en solitaire. Combien il les appréciait, ces promenades en char, combien il était fier de révéler à son peuple enthousiaste le teint clair de sa jeune reine, si belle qu’elle aurait pu rendre jaloux Aton lui-même.
— Puisque je suis femme, continua Akhésa, je voudrais que tu m’emmènes sur ton char et que nous parcourions ensemble la voie royale.
Akhénaton demeura sans voix. Akhésa perçut aussitôt son trouble. Elle se releva, s’écarta de son père, esquissa l’une des figures de danse que sa mère lui avait apprises.
— Ne suis-je point assez belle, mon père ? Être à tes côtés, serait-ce un déshonneur pour toi ? Aton reprocherait-il à un roi d’aimer sa fille ?
— Non, mais c’est impossible…
Des villas des nobles aux quartiers ouvriers, la nouvelle se répandit à la vitesse de l’éclair. Des apprentis menuisiers avaient été les premiers à repérer les policiers qui s’étaient installés dans leurs perchoirs, jalonnant la voie royale, pour surveiller les mouvements de foule. C’était l’indice qu’un événement exceptionnel allait avoir lieu, sans doute le passage d’une haute personnalité se rendant au palais ou au temple, peut-être la reine mère venant de Thèbes ou un prince étranger apportant des tributs au Pharaon. Mais, en ce cas, les bateliers et les hommes chargés de débarquer les marchandises sur les quais auraient prévenu les porteurs d’eau et les marchands ambulants.
Alors que Aton s’élevait au plus haut du ciel, toute la population de la cité du soleil s’était rassemblée de part et d’autre de la voie royale. Nobles, dignitaires et hauts fonctionnaires avaient quitté villas et bureaux pour se tenir dans les jardins suspendus, à l’ombre des arbres ou des kiosques. Sur les chantiers, le travail s’était interrompu. Les échoppes étaient vides.
Quand Nakhtmin, commandant de la charrerie, amena devant l’entrée du grand palais le char d’État plaqué d’électrum, un mélange d’or et d’argent, un murmure d’étonnement anima la foule. Cela signifiait-il qu’Akhénaton allait enfin reparaître, sortir de l’isolement et du silence ? Chacun se tut, dans l’attente d’un miracle. Pas une seule personnalité importante ne manquait. Horemheb, le puissant général dont l’intelligence n’avait d’égal que le raffinement, se tenait en compagnie de son épouse, la dame Mout, au milieu d’un groupe d’officiers ; le « divin père » Aÿ, considéré comme un vieux sage, observait la scène depuis un balcon de pierre aux côtés de son épouse, la nourrice Ti.
Lorsque Akhésa apparut au sommet des marches du palais, son cœur s’emplit d’orgueil. La cité entière était à ses pieds. Elle sortait des ténèbres pour naître dans la splendeur d’Aton. Désormais, nul n’ignorerait que la princesse Akhésa avait les faveurs de Pharaon.
La joie de la jeune femme fut de courte durée. Dès qu’Akhénaton apparut à son tour, les regards convergèrent vers lui.
Pharaon, coiffé de la couronne bleue qui épousait presque la forme de son crâne, avait revêtu une robe de lin et chaussé des sandales blanches. Il prit sa fille par la main, descendit rapidement l’escalier et grimpa avec Akhésa sur la plate-forme du char.
— Il est livide, dit la dame Mout, à son époux, le général Horemheb. À mon avis, il est gravement malade.
Horemheb ne répondit pas. Il se contenta de fixer Akhénaton avec attention. Élevé à la dure école des scribes, puis placé à la tête de l’armée dont le commandement en chef n’était jamais assuré par un militaire, Horemheb était, aux yeux de beaucoup, le personnage le plus influent du royaume. Ne disait-on pas qu’il était capable, à tout moment, de prendre le pouvoir ?
— Le roi est ridicule de s’exhiber ainsi avec cette enfant, insista Mout.
— On ne parle pas ainsi du Maître des Deux Terres, indiqua Horemheb, sévère.
Mout rougit de confusion.
Une clameur monta. Partant au pas de course devant le char, une vingtaine de soldats lui ouvrirent la voie. Leur pagne court battant sur les cuisses, les fantassins chantaient. Des cris de joie saluèrent leur passage et s’amplifièrent encore quand les deux chevaux harnachés de manière superbe, la tête couronnée d’un diadème de plumes multicolores, s’ébranlèrent au petit trot. L’allégresse avait de nouveau envahi la cité du soleil. Pharaon était réapparu.
Akhénaton tenait les rênes d’une main tranquille. Les deux chevaux, Beauté-du-matin et Beauté-du-soir, avaient reconnu la poigne de leur maître. Akhésa souriait à son père. En ce merveilleux midi, elle était la plus enviée des femmes.
Pharaon avait pris la direction du nord, une ombre de tristesse voilant son regard. Au sud, il y avait la demeure et le temple où officiait Néfertiti. Akhésa comprit qu’il ne voulait pas lui infliger ce spectacle. Elle se promit de trouver un moyen de reconquérir sa mère. À présent qu’elle avait brisé le cercle de silence environnant son père, elle se sentait capable de gagner les batailles les plus difficiles.
Les ouvriers et les artisans manifestaient leur contentement avec une belle vigueur. « Aton est notre Dieu, criaient-ils, c’est lui qui donne la vie », « Akhénaton est notre roi », « Akhénaton nous transmet la lumière d’Aton. » Ils savaient que cette sortie royale serait assortie d’un jour de repos venant s’ajouter aux périodes de fêtes qui remplissaient trois bons mois de l’année.
Akhésa voyait son père revivre. Des couleurs animaient le visage las, presque anémié. Le souffle vivifiant de ce midi d’hiver faisait ressurgir en lui des forces insoupçonnées.
— C’est sur ce même char que j’ai célébré la fondation de ma ville, confia-t-il à sa fille. Le soleil brillait au plus haut du ciel. J’ai marqué les limites de l’horizon d’Aton. C’est Dieu lui-même qui m’a indiqué l’emplacement de sa cité. J’ai levé la main sur le soleil, j’ai fait ériger un grand autel sur lequel fut célébré un sacrifice en son honneur. Dès cet instant, le visage de l’humanité a changé. La même lumière brillera pour tous les pays. Sa source est ici, en ce lieu à jamais sacré. Puis j’ai nommé les temples afin que le Verbe guide la main des constructeurs. C’est Héliopolis, la première ville sainte, celle qui a surgi des eaux au commencement des temps, que j’ai ressuscitée ainsi. Le comprends-tu, princesse ? Et aujourd’hui, tu es là, toi ma fille Akhésa, à mes côtés, comme une reine…
Les paroles de Pharaon glacèrent le sang d’Akhésa. Elle, une reine ? Pourquoi parlait-il ainsi ? La grande épouse royale était Néfertiti. L’épouse secondaire, une Syrienne mariée diplomatiquement au roi pour sceller un traité de paix, vivait dans un appartement du palais d’où elle ne sortait guère. Akhésa était d’autant plus troublée qu’elle connaissait le titre préféré de son père, « le plus grand de tous les voyants ». Akhénaton discernait les chemins de l’invisible. Passé, présent et avenir étaient dans sa pensée comme un seul instant. Il créait la réalité. En lui parlant ainsi, ne lui dévoilait-il pas son destin ?
Le char longeait le grand temple. L’enthousiasme populaire augmentait sans cesse. Les éclaireurs éprouvaient quelque peine à écarter les curieux pour ouvrir le chemin au Pharaon et à sa fille.
— Tu as eu raison de m’adresser cette supplique, Akhésa. Cette promenade est l’acte de gouvernement le plus important que j’ai accompli depuis plusieurs mois. Elle aura suffi à dilater les cœurs et à les orienter de nouveau vers Aton.
Akhésa n’avait point songé à élaborer une quelconque stratégie. Mais elle venait de prendre sa première leçon d’adulte et constata, non sans un vif plaisir, que son impulsion avait favorisé la cause de Pharaon. N’était-ce pas le signe qu’elle était d’une nature semblable à celle de son père, que servir les Deux Terres serait bientôt son seul idéal ? Bien que cela fût impossible, elle ne put s’empêcher de garder cette vision au plus profond d’elle-même. « Reine » : c’était son père qui avait prononcé ce titre terrifiant et sublime.
Le char parvenait à l’extrémité du quartier nord. Au-delà, le chantier où Akhésa avait été retrouvée par les policiers. La promenade serait bientôt terminée. Il fallait rebrousser chemin et revenir vers le palais.
Akhésa refusa de subir le protocole. N’avait-elle pas obtenu le droit de façonner son destin ? D’un geste brusque, elle s’empara des rênes, fît se cabrer les deux chevaux et les lança au galop en les excitant de la voix, comme elle l’avait vu faire tant de fois par les officiers de la charrerie.
Le pharaon demeura d’un calme absolu. Le char remonta la colonne d’éclaireurs qui le précédait. Ils s’écartèrent pour n’être point renversés.
— Les chevaux se sont emballés ! hurla l’un d’eux. Il faut les arrêter !
En dépit de la confusion, les cavaliers de Horemheb sautèrent sur leurs montures tandis que des archers, prenant place sur des chars de guerre, s’élançaient à la poursuite du pharaon et de sa fille. À l’allégresse succédait l’inquiétude.
— Pourquoi agis-tu ainsi ? interrogea Akhénaton, contemplant la chaîne montagneuse drapée d’une lumière bleue.
— Pour aller plus loin, père ! Le monde entier t’appartient.
— Les pierres du désert sont dangereuses pour les roues des chars, surtout lancés à cette allure.
Bien que son père n’eût pas élevé le ton, Akhésa prit conscience de son imprudence. Elle tenta de retenir les chevaux mais s’y prit si maladroitement qu’elle les excita davantage. Le char s’engagea dans le désert, hors de la piste tracée par les ouvriers.
Au moment où le roi reprenait les rênes, la roue gauche heurta violemment un bloc de calcaire. Déséquilibré, le véhicule roula penché quelques secondes puis versa dans le sable et la rocaille tandis que les deux chevaux, libérés, galopaient vers la montagne.
Mahou, le chef de la police, et le commandant Nakhtmin furent les premiers sur les lieux du drame. Des cavaliers se lancèrent sur la trace de Beauté-du-matin et de Beauté-du-soir pour les ramener dans le haras royal.
Le char d’État gisait renversé sur le côté. Akhénaton se tenait debout, sain et sauf. Akhésa était couchée sur le sol, un peu plus loin. Mahou s’inclina respectueusement devant Pharaon.
— Aton vous a protégé, Votre Majesté !
— Pourquoi t’en étonnes-tu, Mahou ? Que l’on s’occupe de ma fille.
— Rien de grave, annonça joyeusement Nakhtmin, portant la jeune princesse dans ses bras. Elle revient à elle. Une simple égratignure au front.
Bien que la tête lui tournât, Akhésa parvint à se relever. Elle s’avança vers son père et s’agenouilla dans le sable fin du désert.
— Veuillez me pardonner, père. J’ai agi avec légèreté.
— Tu as été guidée par Aton, indiqua le roi, parlant pour les soldats et les policiers qui l’entouraient. Tu as prouvé que son serviteur et son prophète, le pharaon, était protégé de tout danger.